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BE HAPPY

Article commandé par la revue Ecarts (2016)


FAIRE ART DE CE QUE JE SUIS

Because I’m
Chers lecteurs, de vous à moi, qui n’a pas une fois fredonné le tube  Happy de l’artiste Pharrell Williams sorti en 2014 ? Reconnaissons que l’anaphore Because I’m happy (« parce que je suis heureux ») est répétée 24 fois et s’imprime en tête. Mais ne faut-il pas chercher ailleurs une explication à un tel phénomène ? N’est-ce pas dans les trois premiers mots Because I’m que tout se joue ? « Parce que je suis », comme le symbole d’une nouvelle génération qui existe par ce qu’elle est individuellement. Précisément, c’est parce que ce chanteur américain a développé son propre style qu’il a été invité la même année par la Galerie Perrotin à Paris pour concevoir l’exposition « GIRL », endossant la double casquette d’artiste et de commissaire. Il avait réuni autour de lui trente-sept artistes, dont Terry Richardson, Cindy Sherman, Marina Abramović, JR, Jean-Michel Othoniel ou encore KAWS, le designer du flacon de parfum, du même nom que l’exposition GIRL, développé par Pharrell Williams… Quelle place me direz-vous pour du parfum dans une exposition d’art ?
L’écart vous semble quelque peu immense entre un objet cosmétique et ce que l’on considère comme art ? Et pourtant. Revenons à ce qui fait « art » dans cette exposition. C’est en premier lieu le principe philosophique de la compagnie de Pharrell Williams selon lequel l’individualité est la nouvelle valeur de notre monde. Dans la seconde moitié du XXème siècle, suivant un processus d’émancipation, l’être est devenu le centre de l'organisation de la société. Le mouvement féministe y a d’ailleurs largement contribué. Mais la profonde contemporanéité de cette exposition réside dans le singulier « GIRL ». Jusqu’à présent, c’était le groupe identitaire – « La » femme au nom des femmes – qui était le sujet. Aujourd’hui, l’angle paraît se resserrer : c’est  « la » femme, déclinée en minuscule, qui intéresse pour ce qu’elle est en tant que personne. Ainsi, l’individu fait son apparition dans le champ artistique, à la fois comme nouvelle composante de la définition d’un artiste et comme nouveau sujet à explorer en soi. Serait-ce à dire qu’une formation d’ethnologue deviendrait un atout pour enfiler la robe du curator

Because
Quand il a été décidé de créer le Musée de l’Histoire de l’Immigration (Palais de la Porte Dorée, Paris) en 2004, aucune collection ne préexistait. Il a fallu convenir de ce qui faisait art et ce qui faisait histoire. A mi-chemin, les collections ethnographiques s’étaient dessinées en creux, dans le concept de mémoire. Lorsque je suis arrivée en poste, en 2011, au titre de conservatrice de ce fonds, j’ai été frappée par le miroir aux alouettes. Les objets n’avaient pas été inscrits à l’inventaire. Seulement mis en dépôt, ils servaient d’illustration à la mémoire des migrants qui avaient témoigné pour leurs parents ou leurs grands-parents, jamais pour eux-mêmes. Ils étaient pourtant immigrés de deuxième, troisième…voire sixième génération. Je décidais de réactiver la démarche de la Galerie des Dons, un espace permanent qui était devenu vacant, pour placer l’individu au cœur de l’exposition. Bien que l’idée ait été difficile à faire entendre, les objets sont entrés en collection. Le patrimoine étranger rejoignait ainsi le patrimoine français. Mais ce qui dérangeait tenait davantage au geste symbolique du don. Les objets se trouvaient par ce biais dotés d’une sorte de « pouvoir » actif, tissant un lien intime entre le donateur et le receveur (le musée, l’Etat, les visiteurs) dans une obligation de reconnaissance. Ce principe injectait un sens différent aux objets. En effet, ils devenaient le support du vrai sujet : l’individu dont le parcours personnel justifiait la présence au musée. A travers l’attention portée à la subjectivité et à l’individualité, cette exposition se plaçait à mi-chemin du témoignage historique et d’un geste artistique inspiré de Marcel Duchamp, selon lequel une œuvre d’art se définit dans l’œil de celui qui la regarde. Point d’urinoir, mais pour autant point non plus de passeport ou de valise. La Galerie des dons exposa par exemple une petite tête en mie de pain offerte par un ami, une fraiseuse qui avait permis de se faire un trou dans le nouvel asile ou encore l’odeur du parfum d’une mère restée au pays.
Qu’en aurait pensé André Malraux, lui qui aimait dire que l’art parle de lui-même ? Car en sous titre de l’affiche de la Galerie des Dons, il était possible de lire « Avez-vous déjà été ému par une truelle ? ». L’émotion procurée ne dépend pas de l’objet lui-même, mais du fait qu’il représente une personne. C’est d’ailleurs ce qui fit débat, car le numéro d’inventaire – pour la première fois – n’était plus corrélatif à l’objet, mais au donateur. Autrement dit, il pouvait il y a avoir plusieurs objets donnés par un même migrant, le numéro d’acquisition était identique, puisque ces objets ne prennent sens que par le regard que la personne porte sur eux. C’est donc l’individu qui fait collection et le sensible trouve une place nouvelle dans le domaine ethnographique, au point de questionner son acceptation poétique et artistique.
En 2012, lors de l’exposition « J’ai deux amours », le Musée de l’Histoire de l’Immigration présentait deux sortes d’artistes au sein de sa collection d’art contemporain. D’une part, se trouvaient les artistes français qui s’étaient emparés d’un nouveau sujet, celui de l’immigration. Il est vrai que ce thème n’avait pas encore été pleinement exploré dans le domaine de l’art contemporain. D’autre part, se trouvaient des artistes d’origine étrangère qui mêlaient leur art à leur histoire personnelle. Si le récit de vie n’a rien d’original, en revanche la place qu’occupe le parcours de l’artiste se modifie sous un angle presque anthropologique. En effet, il semble que l’œuvre ne devienne pleine et entière, qu’à l’unique condition de la faire résonner avec l’artiste en tant que personne. Ainsi Bruno Boudjelal est devenu photographe au gré de ses nombreux allers et retours en Algérie, alors qu’il ne semble pas l’avoir vraiment prémédité, à partir de photographies authentiques et personnelles de ses séjours, devenues la série Jours intranquilles. Chroniques algériennes d’un retour (1993-2003). L’artiste Malik Nejmi, lui aussi, fait art de ce qu’il est. En 2014, il est résident de la Villa Médicis à Rome, et décide de réutiliser les objets donnés à la Galerie des Dons, suite à notre rencontre. Il réalise ainsi une série de photographies et mène l’ensemble d’une recherche sur son histoire individuelle, issue de sa double culture, sous le titre évocateur et expérimental, « Migrante est ma demeure ».
Auparavant, un artiste était d’abord jugé sur son œuvre et non pour sa personne. Mais notre contemporanéité, qui place l’individu au cœur de ses valeurs, rebat les cartes de l’art contemporain et de la définition de l’artiste. C’est alors, que l’art et l’ethnographie s’embrassent et d’un baiser commun nous indique que notre rapport au monde s’est modifié. Progressivement, les expositions d’art contemporain intègrent les objets personnels des artistes dans leurs scénographies et s’éloignent progressivement du white cube. Le texte explicatif ne suffit plus. Le mobilier d’époque ou les souvenirs d’enfance occupent les vitrines comme éléments indispensables à la compréhension de l’œuvre. 

Because I
Il me semble d’ailleurs que le « je », l’individu, est devenu un sujet nouveau pour les artistes. Citons par exemple l’exposition « Alex » présentée au Collège des Bernardins (Paris) en 2015, puis à la MAM Galerie / UBI (Rouen) en 2016. L’artiste Pauline Bastard a fait entrer un personnage imaginaire, Alex, dans la vie réelle grâce à tous les moyens disponibles : films, photographies, récits, objets. Pour l’accompagner dans sa démarche, l’artiste avait réuni une équipe de professionnels : une anthropologue, un avocat, une psychanalyste, une styliste, une scénariste. Ce groupe a pensé les actions qui ont permis de donner à Alex une existence administrative, un comportement social, une présence physique au sein de notre société.
La même année, la compagnie La Piccola Familia, réalisait le spectacle Richard III de W. Shakespeare. Ce projet de théâtre, mis en scène par Thomas Jolly, a été complété par une installation intitulée R3m3, imaginée comme une porte d’entrée ou de sortie du spectacle, sur la place publique. De mon point de vue, c’est aussi une œuvre en soi qui interroge les nouvelles formes de l’art actuel. Il s’agit d’un immense container dans lequel le public est invité à pénétrer, afin de découvrir le bureau  secret du personnage de la pièce, Richard de Gloucester, futur roi d’Angleterre. Ce qui fait la dimension contemporaine de cette installation, c’est la façon dont la compagnie s’est s’intéressée à Richard III en tant que personne, au point de tenter de s’immiscer dans son esprit et de reconstituer son antre, en dehors du temps de représentation de la pièce. Et la question de ce que nous sommes, en tant que personne, nous est retournée, lorsque le visiteur est invité à réaliser son selfie, face à un mur couvert de plateaux d’argent, reflétant les visages comme des miroirs qui cadreraient nos portraits. 

Because I am
En 2016, lorsque le festival Normandie Impressionniste lance sa troisième édition, c’est justement le thème du portrait qui est retenu. Il me semble d’ailleurs que ce choix a davantage été dicté par les préoccupations contemporaines, que par la représentativité de ce genre au sein de la collection régionale. Je recevais donc avec plaisir l’invitation de la Maison des Arts de Grand Quevilly pour réaliser une exposition qui devait entrer dans ce cadre. Cependant, je décidais de ne pas me concentrer sur l’être en tant que nom (un être = un individu =  un portrait). Je me suis penchée sur l’« être », en tant que verbe, et sur son corollaire « paraître ». J’avais remarqué que la mode pénétrait le monde de l’art contemporain depuis quelques années. En 2011, l’exposition « Jean-Paul Gaultier » au Musée des Beaux-arts de Montréal avait ouvert la voie, bien qu’il ait fallu attendre 2015 pour que l’exposition soit finalement programmée à Paris, au Grand Palais. La même année, la Staatchi Gallery (Londres) programmait une rétrospective sur Coco Chanel et la Maison Européenne de la Photographie (Paris) exposait Lanvin, tandis que la Galleria Borghese (Rome) présentait une exposition sur Azzedine Alaïa ; sa directrice prenant le soin de préciser : « ce n'est pas une exposition de mode, mais de sculptures ».
Pour l’exposition « Make up time » présentée à Grand Quevilly (janvier – février 2016), je me suis plus précisément intéressée au nouvel usage de la cosmétique qui s’est modifiée après la Seconde Guerre mondiale. J’avais observé que le maquillage millénaire s’était détourné de son usage traditionnel, notamment comme marqueur social ou artifice de séduction. Désormais, il sert à faire reculer les années, en écho au jeunisme qui a fait son apparition. J’ai ainsi sélectionné l’œuvre de différents artistes pour traiter de notre façon d’être et de paraître (Cindy Sherman, ORLAN, Erwin Blumenfeld, Kimiko Yoshida…). Un tatoueur et un taxidermiste figuraient aussi sur la liste des artistes retenus. Le tatouage occupe dorénavant une place dans le monde de l’art. A mon avis, ce phénomène s’explique par l’attention que cette pratique porte à la notion d’être, à la fois dans sa dimension charnelle, mais aussi dans sa dimension spirituelle. Le tatouage peut être perçu, dans son usage contemporain, comme le symbole indélébile d’une éternelle jeunesse. L’artiste taxidermiste Sylvain Wavrant était également exposé, mettant en exergue les « bosses » qu’il a confectionnées pour le spectacle Richard III de Thomas Jolly – La Piccola Familia. Le costume-matière se mêle au maquillage au point de ne faire qu’un avec le corps et la pensée du personnage de W. Shakespeare. Cette bosse de plumes et de poils lui donne vie. Elle fait art de ce que ce que pourrait être Richard, roi d’Angleterre, s’il était vrai, s’il était nous, s’il était un « être » aujourd’hui. Son œuvre nous questionne jusqu’où un être peut aller dans le pire de lui-même en quête de pouvoir. Pour y parvenir, il a exploité l’ensemble des noms d’oiseaux dont le personnage de théâtre fut affublé, pour en faire une chimère, un monstre.

Because I’m happy
Si l’art contemporain explore l’être dans le registre du pire, il l’explore aussi dans le registre du meilleur. Ainsi, le Palais des Beaux-arts de Lille a programmé en 2015 une exposition intitulée « Joie de vivre ». Le regard porté sur les œuvres de l’Antiquité jusqu’à nos jours a glissé tout doucement de l’histoire de l’art à l’anthropologie. Par exemple, la question du rire, comme le propre de l’Homme, expliquait l’œuvre de l’artiste Andres Serrano, montrant le portrait de l’actrice exubérante Anna Nicole Smith, au sourire éclatant, tête renversée et au regard scintillant. Les commissaires de cette exposition ont fait de la phrase d’Henri Bergson (L’Energie spirituelle) leur note d’intention : « Partout où il y a joie, il y a création ».

 Selfie Richard III - La Piccola Familia
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LA MUSEOGRAPHIE DE L'INVISIBLE

Au cours de ma pratique de la muséographie, j’ai développé une approche intitulée la muséographie de l’invisible. Qu’il s’agisse d’un musée d’art, d’histoire, de société, la démarche consiste à considérer l’objet non pas uniquement pour ses qualités esthétiques, historiques, ethnographiques. La Nouvelle Muséologie a déjà proposé d’utiliser l’objet comme un « accessoire » du langage de l’exposition. Il n’est donc non plus seulement archive, mais aussi témoin du message, voire prétexte. Tirant parti de sa polysémie, la muséographie de l’invisible cherche à mettre en valeur la matérialité de l’objet comme nœud d’une relation entre individus. Cette démarche muséographique accorde donc toute son importance à l’objet qui est au cœur de son dispositif et replace le musée comme un espace sensible et tangible, à l’heure où les supports deviennent virtuels et l’organisation du monde se fait sur le Web. Dans ce contexte, le musée s’est d’ailleurs enrichi de nouvelles fonctions. Il n’a plus seulement pour vocation de conserver, montrer, apprendre. Il devient aussi  lieu de rencontre, de partage, voire de cohésion sociale (cf. la nouvelle définition du musée actualisée en 2007 par l’ICOM qui a ajouté la mention suivante : « au service de la société et de son développement  »). 

Cherchant à atteindre cette finalité, la muséographie de l’invisible s’inspire de la magie dans son mode opératoire : l’objet ou l’effet donnent à voir un passage vers l’invisible. Il peut s’agir d’un au-delà, d’un rêve, d’un miracle, d’un mirage, d’une connexion avec une tierce personne ou un message, avec un passé ou un avenir. Marcel Mauss a analysé la magie sous cet angle et a parlé de « suggestion collective ». Selon lui, la société ou un groupe croit en la magie et l’effet se produit, par insinuation. Travaillant chez certains Aborigènes, il a développé le concept de « mana » pour désigner l’émanation de la puissance spirituelle du groupe et ce qui contribue à le rassembler. Il opère ainsi un lien social. Pour être mise en œuvre, la magie repose sur des techniques : transformer une matière en une autre, faire apparaître une chose absente, faire léviter un corps… Ce sont des procédés qui font écho aux nouvelles technologies : réalité augmentée, flash code….mais dont les principes, si l’on s’attache à l’effet attendu, existent depuis des millénaires, qu’il s’agisse des Pepper Ghost, des hologrammes, etc. La muséographie de l’invisible peut ainsi s’enrichir de nombreuses techniques, mais elle vise elle aussi non pas le moyen mais la fin. 

Au XIXème siècle, la magie se développe sous forme de prestidigitation pour au contraire feindre l’objectif attendu. L’effet devient le résultat à atteindre, alors qu’il était jusque-là un vecteur. Mais dans les années 2000, un nouveau courant se créé en se dégageant de l’effet comme finalité et en repensant la magie comme un langage. Ce courant appelé Magie Nouvelle est initié par la Compagnie 14:20 qui définit la magie comme un « langage » artistique qui repose sur le « détournement du réel dans le réel ». Il s’agit donc d’un art bien différent de la peinture ou du cinéma qui détournent le réel dans l’espace plastique de l’image, ou du théâtre et de la littérature qui suggèrent le réel dans un espace métaphorique, dans l’exégèse. Pour que la « magie » opère, il faut que le réel soit « détourné » dans le réel, c’est-à-dire dans le même espace-temps partagé par le public. L’exposition et le musée procèdent finalement de la même façon : le public partage le même espace-temps que l’objet qui lui est présenté et cela s’incarne justement dans sa matérialité. Le musée présente un patrimoine tangible qu’il va cependant « détourner » ou disons « transfigurer », « révéler » voire « modifier ». Les musées comme la magie donnent un pouvoir fédérateur à un objet visible et font basculer de son statut d’objet utilitaire au statut d’objet intercesseur, au seuil d’un invisible collectif.

La muséographie de l’invisible s’inspire de la magie pour compléter son langage de l’exposition qu’il s’agisse du travail autour des techniques utilisées (lévitation, apparition, restitution par hologramme, etc. et divers deus ex machina), mais aussi de l’effet. Cet effet est l’émotion engendrée qui provient en général d’un paradoxe cognitif qui amène le visiteur à se poser des questions ontologiques sur son histoire, son identité, son rapport au monde et aux choses.

Enfin, le qualificatif de muséographie de l’invisible renvoie au titre de l’ouvrage de Daniel Arasse On n’y voit rien. En mobilisant tous les sens du visiteur, y compris son « 6ème sens », la muséographie de l’invisible espère dialoguer avec lui pour l’amener à voir ce qu’il ne percevait peut-être pas jusque-là.
©Hélène du Mazaubrun-2010

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